1Si la notion de transparence a passionné le xxe siècle de la modernité et des ant-gardes, elle continue d’être un objet d’étude, d’interrogation, mais aussi maintenant d’inquiétude, au xxie siècle de l’information éclair, des fake news, des caméras omniprésentes et des réseaux sociaux. C’est qu’elle relève d’un ensemble de domaines très varié couvrant la quasi-totalité du champ des activités humaines – arts plastiques et appliqués, sciences, techniques, histoire, architecture, sculpture, esthétique, philosophie, rhétorique, politique1. La transparence est devenue une notion tellement omniprésente, en particulier dans le domaine de la réflexion sur l’accès à l’information et la surveillance, qu’elle est en train de devenir un champ d’étude spécifique déjà doté d’un nom : les Critical Transparency Studies…2, et dans le champ de l’art, les publications la concernant sont nombreuses3. Le présent volume, issu de deux colloques internationaux, entend apporter sa contribution à ce champ d’étude, en particulier en rapport ec le domaine des arts et de la réflexion esthétique, en y introduisant entre autres la notion complémentaire du transparaître qui, tout en renvoyant à la même étymologie latine traduisant le diaphane ou la diaphanéité grecque de notoriété aristotélicienne4, opère un possible renversement de perspective propre à diversifier et enrichir la réflexion en mettant l’accent sur le processus plus complexe et mêlé de la « transparition » de l’objet plutôt que sur la simple transparence du milieu à trers lequel l’objet est perçu.
2Que ce soit dans le domaine des sciences, des arts ou de la politique, la transparence désigne un idéal de connaissance, de représentation ou d’organisation. Mais cet idéal de clarté a été remis en cause pour son caractère trompeur et panoptique – indissociable d’un trouble ou d’une opacité de la représentation et de ses objectifs. En philosophie, l’aspiration cartésienne à une connaissance « claire et distincte » a elle-même été remise en cause dans le rapport spectatoriel qu’elle impliquait entre le sujet et l’objet, et ce au profit de thèses forisant un brouillage de cette frontière et donc l’introduction d’une part d’opacité dans notre rapport au monde, comme Louis Marin, dans un domaine connexe, a choisi de valoriser la part essentielle d’opacité réflexive indissociable de la transparence transitive au principe de la représentation, quand il ne s’est pas agi pour certains de privilégier résolument l’opacité à la feur d’une diabolisation de la transparence, parfois décriée, à l’instar de la raison, comme une influence néfaste des Lumières.
3Justement, au-delà de cette question de l’opacité dans la transparence, il a semblé possiblement fructueux d’examiner ce que le verbe transparaître peut nous aider à dévoiler du phénomène de la transparence dans le champ spécifique de l’art. En effet, tandis que la notion de transparence, renvoyant à la clarté de la vision et de la mise en visibilité, écarte la possibilité d’obstacles visuels brouillant la vue (ou bien alors la transparence n’est plus transparente), la question du transparaître met au contraire l’accent sur la manière dont ce qui apparaît ne relève pas de l’immédiate évidence, mais au contraire se trouve entièrement entretissé d’opacité. Tandis que la notion de transparence valorise la clarté, la pureté idéale (le verre transparent fut le symbole de la virginité mariale ant de devenir le matériau privilégié de la maison ou de la cité idéale), voire la perfection angélique5, le transparaître définit le même phénomène sous l’angle tout différent de ce qui, par-delà les obstacles physiques ou atmosphériques (écrans, voiles, fumées, brouillards), apparaît dans une clarté plus ou moins évidente où se mêle encore du complexe et de l’impur.
4Envisager la transparence dans ses rapports ec le transparaître suppose donc de s’attarder sur ses liens ec le disparaissant (ou l’inapparaissant) autant que l’apparaissant. Dans le transparaître, quelque chose se manifeste, apparaît à trers autre chose, un milieu, un matériau, un médium, mais l’accent est mis sur le transparaître comme incomplétude, effort et mouvement, voire effet, plutôt que comme évident résultat. Parler du transparaître plutôt que de la transparence, c’est aussi mettre l’accent sur le rôle actif du milieu dans notre accès au monde ou dans la manière dont le monde nous advient, plutôt que sur sa pure et simple disparition que suggère l’idée de transparence. Comme le diaphane, principe de visibilité et milieu pour l’apparition – producteur d’effet – qui rend possible la manifestation de la lumière, le transparaître, entre principe actif et processus, décrirait autre chose que cette simple et passive qualité qu’est la transparence.
5Pour prendre un exemple classique, si la représentation de peinture, et en particulier la perspective, peut se présenter d’emblée comme ce à trers quoi le spectateur est invité à contempler en toute transparence une claire représentation, nous sons qu’elles ne sont en fait que des dispositifs tout mêlés d’opacités déterminantes ec lesquelles les peintres n’ont cessé de ruser et jouer (Louis Marin, encore6), parfois pour ne plus laisser à voir que ce qui se révèle en toute transparence, fût-elle feinte, parfois pour au contraire souligner, explorer ou dénoncer, dans une démarche réflexive et critique, parfois même ironique, comment cette transparence d’apparence placide se trame en fait d’opacités dynamiques et donc de tout un trail du transparaître.
6On le voit, saisir, décrire, cerner le transparaître dans la transparence n’est peut-être pas un simple jeu sur les mots, et tel est le pari de ce volume. Au trers d’exemples principalement puisés dans la réflexion esthétique et dans l’activité artistique, dès lors que celles-ci sont directement ou indirectement consacrées, comme c’est le plus souvent le cas, à la question de notre rapport au monde, ce volume se propose d’analyser la transparence comme une notion ou un phénomène finalement polymorphe, tout entretissé d’opacités et de transparaître. Car le transparaître nommerait finalement ce qu’il y a de problématique dans la transparence, ce qui en elle, sous l’idéal superficiel, utopique, angélique ou réaliste de clarté – cet idéal fût-il « trouble » –, fait l’objet d’une expérience à la fois réelle et possiblement questionnante et perturbante, comme lorsque Holbein nous confronte au dispositif transparent/opaque des Ambassadeurs, Monet à sa touche épaisse de pure couleur ou Turrell à la perception incertaine de ses membranes quasi tactiles de lumière.
7Ainsi, on peut dire que, ant même tout usage symbolique, si l’on met entre parenthèses ses connotations culturelles, le phénomène de la transparence, dans son noyau problématique et dynamique du transparaître, est un élément central de la réflexion des penseurs sur nos rapports au monde, fût-il inexaminé car, on l’a compris, il a tendance à passer inaperçu… ; mais il est aussi un matériau essentiel de l’interrogation des artistes, il est ce par quoi, en deçà ou au-delà de la pure, idéale et utopique transparence, ils viennent activement inquiéter et aiguiser en son lieu le regard réel du spectateur7.
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8C’est donc autour de ces diverses problématiques que s’organise ce volume. Une première partie s’attache à décrire et documenter divers aspects de l’idéal de la transparence, qu’il s’agisse de l’idée ruskinienne de l’« œil innocent » et de son rapport ec la photographie, ou bien de l’utopie d’une transparence architecturale et sociale, mais elle fait aussi état des excès et des critiques que cet idéal a pu susciter – et suscite encore aujourd’hui.
9Dans une deuxième partie, il est tenté de dépasser le stade du rejet critique de toute transparence en interrogeant, tant théoriquement qu’à trers des exemples d’œuvres, comment la transparence continue d’opérer, voire trouve sa véritable raison d’être, lorsque, détachée d’un fantasme de pureté désincarnée qui l’a souvent desservie, elle se mêle à divers degrés de transparaître, s’enrichissant de multiples types d’opacité et d’obstacles (corporéité, brouillard, mémoire) qui, tout en la diminuant, l’intensifient, tant et si bien que le transparaître y apparaît bien comme la chair ou le noyau dynamique de la transparence.
10La troisième partie réunit plusieurs études qui mettent l’accent sur ces diaphanéités, obscurités et opacités ou même virtualités de la transparence qui sont au cœur de l’activité artistique de peintres, de photographes, d’architectes, d’artistes contemporains et de cinéastes qui ne voient pas dans la transparence le pur et simple résultat idéal d’une représentation « claire et distincte », mais l’occasion d’une curiosité et d’une exploration des complexités multiples du transparaître comme processus qui sont constitutives de leur démarche artistique.
11C’est la raison pour laquelle le volume est complété par les réflexions de plusieurs artistes ayant exposé à l’occasion des deux colloques de Trois-Rivières et d’Amiens. Dans des textes à la première personne, ils apportent ici, en commentant leur trail, un témoignage de première main sur ce que c’est que traquer le transparaître dans la transparence, sur la place de la transparence et du transparaître dans la réflexion et la pratique quotidienne de l’artiste.